Peau d'arabe, masque blanc

DISCLAIMER : cet article traite du sujet des "races". Si vous n'êtes pas confortables avec les appellations "une blanche/un blanc, une noire/un noir", je vous invite à lire d'autres articles. Mes écrits ne représentent que et uniquement des pensées et ressentis qui me sont propres. Vous êtes invités à partager vos propres opinions et êtes libres de rebondir. Je me ferais un plaisir de discuter avec vous. Ceci étant dit, je demanderais à ce que cela soit fait avec un minimum de respect et de courtoisie. Merci encore d'être là :) Bonne lecture.

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J'ai l'impression de vouloir me donner un genre à toujours vouloir être pensive et épistémologiser sur les choses avec de grands mots, comme je viens de le faire. 
Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été dans ma tête. Je ne parlais pas beaucoup aux inconnus quand j'étais petite. Encore aujourd'hui. J'avais peur de dire une bêtise ou pire, de dire la vérité et par la suite de me faire gronder par ma mère pour l'embarras. Je sens avoir le souvenir d'avoir créé très tôt cet espace dans ma tête dans lequel je pouvais creuser sur ce que je n'étais pas autorisée à creuser avec ma bouche (ou bien que je ne m'étais pas autorisée par peur de préjudice, de moquerie, d'impolitesse). Avec le temps, j'ai appris à l'ouvrir. À sortir de ma tête. À vocaliser. Et aujourd'hui, je trouve que je parle trop.

Ce n'est pas que je ne veuille pas parler aux autres, mais c'est que je ne sais pas doser la chose. Soit je me tais et alors je reste dans cet espace de réflexion. Soit je ne m'arrête pas mais de parler et de balancer tout et n'importe quoi, parfois dans le désordre, avec confusion dans mes expressions (sans doute l'usage un peu trop poussé de l'ironie), ou simplement pour combler des blancs (je parle de silence).

Je lis Frantz Fanon en ce moment. Depuis un moment, à vrai dire. Je suis arrivée à peu près à la moitié du livre, au chapitre intitulé "l'expérience vécue du noir", là où il parle de l'identité que le noir se fait à travers le blanc. Comment chaque mouvement, chaque parole, chaque geste, chaque tissu habillé, manière de se déplacer et de déplacer son corps dans l'espace, le ton de la voix, le débit de ses mots — tout est contrôlé et monitoré par peur du regard que le blanc ou la blanche pourrait, dans l'imaginaire, poser sur le noir (plus sur l'imaginaire de qui entre le blanc et le noir, on ne sait pas trop). Notamment celui qui pourrait perdurer sur les noirs qui viendraient après sa propre personne, noire.

L'homme noir s'automatise en robot méticuleusement calculé pour plaire au blanc, le satisfaire et l'affirmer dans son imaginaire idéal de l'homme noir, de sorte à ne pas alerter les sens bien sensibles du blanc vis-à-vis du noir ou de la noire. L'homme noir ose espérer que "Regarde maman, l'homme noir. Qu'il est effrayant! J'ai peur, maman." Puisse se changer en "Regarde maman, l'homme noir. Comme il se tient bien pour un noir! Qu'il est éloquent!. Il ose espérer effacer ridicule, haine, mépris, supériorité ou encore suspicion que l'homme blanc étale sur lui. Il souhaite effacer cette même inquiétude qu'il a de son image, la peur de légitimer ses sentiments. L'homme noir est drôle. C'est un bon garçon. Il se tient bien, il garde le dos droit. Il est travailleur et sérieux. Il se montre autonome et débrouillard quand on en a besoin. Il est obéissant. Peut-être même sympathique! Et voilà que l'homme noir perd toute personnalité. 

Il s'efface plus qu'il n'efface ses inquiétudes vis-à-vis de l'image que l'homme blanc se fait de lui. Il copie ce qu'il sait est apprécié par et sur des hommes blancs et s'efforce de les accomplir à son paroxysme, de faire mieux. De faire comme un bon noir. C'est ce que je ressens aussi. 

Dans ma classe, il n'y a que des blancs. Sur une douzaine de professeurs, tous sont blancs sauf une noire. Il y a également un professeur avec qui j'ai pu discuter — qui m'a d'ailleurs fait remarquer la blancheur des enseignants pour une discipline comme l'anthropologie — et dont je sais qu'il est également descendant d'immigré, portugais en l'occurrence. Je n'arrive pas à aimer ma classe. Je l'ai d'ailleurs déjà dit plusieurs fois. Je n'ai jamais dit que je la détestais, mais il est vrai que je ne l'aime pas. Nous sommes une cinquantaine d'étudiantes (dont 3 étudiants au masculin et 5 étudiants de couleurs). Il y a bien un Arabe qui, je suppose, est d'origine algérienne. Mais je n'en saurais pas bien plus avant la fin de l'année — même après 3 semestres avec de nombreux cours en commun, puisque même l'un en face de l'autre, il refuse de me parler en faisant face, discuter droit dans les yeux. Pourtant, il parle très bien avec d'autres étudiantes blanches, même étrangères. Moi-même je n'ai pas spécialement essayé de lui parler. On ne se connaît pas.

Il y a aussi une autre Arabe, mais elle ne vient que jamais en cours. Elle déteste l'anthropologie. Elle, également, dit jusqu'à détester certains enseignants. Elle semble détester beaucoup de choses et de personnes. Je ne sais pas si je l'apprécie bien non plus. Il me semble que non. Je n'ai pas été impressionnée lors de nos échanges. Finalement je n'ai jamais à qui vraiment parler. Les blancs restent entre eux. La couleur qui aurait pu faire lien avec une personne, ce petit moment de "Voilà une personne de couleur, nous avons au moins cela en commun. Saluons-nous !" Ne s'offre plus à moi. Tout le monde se connaît déjà et s'homogénéise de manière tout à fait organique. On ne vient pas spécialement me saluer non plus. Je reste seule ou anxieuse face à ces blancs.Devant ces blanches, je suis comme le noir. Je dis ce qu'ils aiment entendre. Je fais ce qu'ils aiment voir. Je suis l'élève modèle. La bonne arabe : sérieuse, appliquée, dédiée à ses études, discrète, madame oui, oui!, Souriante, généreuse, bonne musulmane, pudique, peut-être même la fille sympa. Ou peut-être la fille coincée, naïve, qui se veut pure, qui porte un jugement de valeurs sur ses camarades qu'elle veut cacher. Les blancs aiment la binarité.

Il ne faut pas se méprendre, je perds toute personnalité devant eux, je ne suis pas talentueuse (je travaille dur, nuance), fringale, rigolote, "bon délire", coquine, relou, flemmarde, râleuse, irritée, bizarre, aléatoire. Je perds la personnalité. Pour être honnête, je ne sais pas ce qu'ils pensent de moi. Tout ceci pourrait et est sûrement puisé dans mes propres inquiétudes que l'homme ou la femme blanche ne puisse voir que ma couleur et ne puisse en dissocier les pires images. Construction à travers un regard pourtant inconnu.

Une fois, une collègue (blanche) est venue me féliciter pour une présentation orale de textes anthropologiques. Elle m'a dit qu'elle aimait beaucoup ma présentation, ma façon de parler ; que je m'exprimais bien. "On comprend bien". Je prends la liberté de préciser qu'elle parlait des textes et non pas de mes capacités d'articulation. Mais cette liberté m'est propre. Peut-être qu'avec les années elle a appris à féliciter l'arabe ou le noir parce qu'elle a conscience de toute cette construction identitaire qui se fait à travers un regard de sa couleur. Je l'ai remercié en souriant. C'était un compliment, que j'ai fort apprécié par ailleurs. Mais en y réfléchissant, je me suis rendu compte que c'était la première fois en 6 mois que nous nous étions adressées l'une à l'autre, droit dans les yeux — pourquoi avait-elle attendu que je montre cette qualité avant de m'adresser la parole? Et que peut-être pour elle et les autres blanches qui ne m'auraient adressé la parole qu'un court instant pour me féliciter de ces qualités d'éloquence que l'on sait est une chose fortement appréciée par les blancs de ce pays qu'est la France, je n'étais probablement restée que l'arabe éloquente.

Autre chose qui m'a perturbée : chaque année n'attend qu'une chose. Systématiquement à chaque rentrée, mi-septembre, je commence à guetter les dates de présentation orale. J'en ai même déjà discuté avec ma sœur : "J'aime bien les présentations orales. Ça me permet de me présenter aussi, les gens ils voient ma personnalité et tout ça". En fait, je voulais me vendre. Je voulais qu'on voit mon éloquence, l'élégance que je plaçais dans mes gestes, dans mes déplacements, ma manière de lier les mots, mon intellect, mes réflexions, ma sympathie dans le regard. Si une promo entière de blancs m'aimaient bien, je pouvais m'en nourrir. Peut-être que finalement je n'avais plus besoin d'entretenir des amitiés déjà perdues dans le ghosting avec mes amies arabes depuis des mois. Même si je n'avais pas d'intention de devenir leurs amis et eux non plus, j'avais satisfaction à voir leurs têtes se relever pendant mes prises de parole, leurs réponses à mes sourires, à mes boutades, les erreurs que je pointais avec humour sur les powerpoint pour faire réagir un peu. Le temps de 45 minutes de PP, j'étais une fille chouette, quoi!

J'ai bien cette amie dans la classe. Disons que c'est une camarade proche. En tout cas, on se parle bien. Parfois on s'assoit à côté en cours. Mais nous ne mangeons pas ensemble et nous ne nous voyons pas en dehors des cours ou des conférences. J'ai eu beaucoup de mal avec elle. J'ai du mal avec elle. Elle aussi a du mal avec moi. Ça se ressent. À chaque fois que l'on se voit, on ne sait pas trop comment se saluer. Elle ne sait pas si je suis "en mode tranquille", je ne sais pas si je peux l'être. On met du temps à répondre à nos salutations et tout semble déjà préalablement répété. C'est peut-être aussi de ma faute, comme je suis confuse à chaque fois, j'essaie une nouvelle personnalité à chaque fois. De quoi questionner une bipolarité. Elle s'intéresse à des sujets qui me ressemblent en image : la langue arabe, l'islam, le soufisme, le monde musulman, la délinquance dans les quartiers populaires. Elle voyage dans des pays musulmans et lit l'arabe mieux que moi. Pourtant, elle est blanche. Elle est un peu "wesh-wesh". Sa blancheur crée confusion. Je ne sais pas si je dois vivre mon stéréotype. Je ne sais pas si je dois prouver son contraire. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus qui être.

Me voilà devant une blanche à qui je ne sais pas plaire. Les automatismes, le changement de vocabulaire, le camouflage d'accent stéphanois pour un français plus urbain, la posture, les bijoux, tout ce que je pensais plaisait aux blancs — elle s'en fiche. Peau blanche, masque d'arabe. Peau d'arabe, masque blanc. C'est à s'y perdre. 

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(épilogue généré par l'IA)

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