J'ai faim.
J'ai souvent faim — surtout due à mon habitude de négliger mes petits-déjeuners. Il y a sans doute une phrase de Durkheim ou Bourdieu sur le sujet. Ces deux-là semblent avoir discuté de tout, on les cite sur tous les sujets. Ou peut-être n'est-ce pas qu'ils auraient discuté de tout, mais qu'ils aient été lus à travers tous les champs de vie.
Mon ventre gargouille. Je suis dans le train. J'ai fini mon dernier partiel. J'ai hâte de dire Adieu. Je ne sais pas pourquoi j'aime tant les adieux, surtout en fin d'année. Il existe un goût particulier à se dire au revoir. Un dernier sourire, une dernière poignée de main à regard tendre. "On se voit demain".
Ce n'est pas pour me donner à la calomnie, ou par perversion, ou que sais-je. Ce n'est pas parce que je ressens un plaisir dénaturé à rompre le lien physique de mes amitiés, c'est bien loin de là. Mais en toute logique. Se dire au revoir en mai ou en juin, ça veut dire plus d'école. Plus de fac, plus de réveils à 5 heures, plus de pannes de T2, plus de campus à l'autre bout de la terre, plus d'odeurs dans les transports, plus de pluie inédite sans parapluie, plus de sacs lourds, plus de douleurs au pieds à cause de mes semelles en cuir, plus de partiels, plus de tracas à préparer des boîtes pour le midi ou à devoir choisir entre un kebab ou un plateau Crous (certes satisfaisant en poids mais pas tellement en plaisir gustatif...). Tout cela — est venu à finir. C'est la douleur de la vie étudiante à laquelle je fais mes adieux ; et ce avant de dire au revoir aux amitiés qu'elle m'a offertes.J'aime l'été. Je n'aime pas particulièrement la chaleur d'août ou les grêles de juillet.
J'aime faire ce que j'ai envie dans ma chambre, je me remets à mes petites activités.
Je reprends un peu de la créativité perdue entre les dissertations et les articles ethnographiques.
J'aime les petites balades. Le soir après le dîner.
Les glaces fruitées ou aux amandes filées.
J'aime porter des claquettes ou des sandales, et libérer mes pieds du cuir serré auquel je les ai habitués.
J'aime passer du temps en famille.
Les salades de riz, les melons et les goûters yaourt-myrtille. Les cuisses de poulet au barbecue.
Le zaa'louk et la slata mechouïa ; union un peu douce et pimentée.
Les appels chantants des criquets au coucher du soleil.
Les fruits au goût de miel.
Je n'ai plus très faim. Je crois que j'ai comblé mon appétit de nostalgie. Cette nostalgie maladive qui a piqué mon esprit depuis des mois.
Je n'arrive plus à m'en défaire.
Elle me suit, je la vois partout. Impossible pour moi d'abandonner cette déchirure et ce sentiment d'avoir été volée de mon propre vécu.
Je ne peux m'empêcher d'observer chaque recoin de cette vie moderne que je traverse et me plonger dans le passé qu'elle aurait pu continuer à être.
C'est avec lourdeur et trouble que je lève mon drapeau blanc et m'avoue la vérité de mon état : je suis atteinte de la maladie de la nostalgie.
"C'était mieux avant".
Le premier symptôme : c'est la prise de conscience qu'il existe une génération, autre, que l'on précède et à laquelle on n'appartient pas.
Nous faisons partie d'une histoire que nous n'avons pas encore eu le temps d'écrire.
Voilà mon ventre qui se creuse à nouveau, comme si famine venait aux dépens de ce bourrage de dopamine, que j'essaie tant bien que mal de prévenir.
Les verres de mes lunettes ne reflètent que le manque de mes années.
Même si je pouvais revenir, je ne saurais pas où rester.
Adieu amis, bonjour liberté.
Adieu monde moderne, bonjour passé.
Bon appétit — et santé!
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